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D’Abilene au collaboratif: faut-il encore apprendre à travailler en équipe?

March 17, 2016

Post publié à l’origine sur LinkedIn ici

Il y a quelques temps, j’ai participé dans une grande entreprise technologique au démarrage d’un projet ambitieux. Une équipe pluridisciplinaire constituée pour l’occasion s’est attelée à designer un outil d’analyse et de décision futuriste. L’idée était de mieux partager toutes les données techniques possible, d’analyser tendances, erreurs, de produire des tableaux de bord savants et des conseils opérationnels pour nos clients. Nous nous sommes réunis longtemps, mais n’avons jamais pu formaliser un ‘blueprint’ viable. Tout au long de ces mois, j’ai défendu ce projet qui me faisait rêver, tout en doutant silencieusement de sa viabilité et des directions prises. D’autres doutaient aussi, comme j’ai pu le comprendre lorsque le projet a finalement été arrêté. Pourquoi ce temps perdu ? Si nos réticences avaient été partagées avant, nous aurions pu arrêter le projet plus tôt, ou peut-être le réorienter…

J’ai découvert plus tard que j’avais vécu ce que les sociologues appellent le ‘Paradoxe d’Abilene’ (mis en lumière en … 1988), lorsqu’un groupe engendre des décisions et actions contraires à ce que les individus qui le composent pensent. Des histoires comme celle de ce projet sont courantes. Des budgets restent alloués aux mauvais projets, des programmes dépassent leurs budgets pour ne jamais aboutir, des groupes engagent des stratégies qui font le buzz, mais se révèlent des voies sans issue. Et quand tout capote enfin, il y a un grand soulagement, et aussi une frustration pour tous ces efforts stériles.

Aujourd’hui, avec l’avènement des outils collaboratifs et des médias sociaux, collabore-t-on mieux? Est-ce que la technologie nous aide? En tous cas, elle augmente le travail collaboratif : dans l’article Collaborative Overload[1], la Harvard Business Review publiait en Janvier les résultats d’une recherche de l’université de l’Iowa montrant que ce travail collaboratif constitue maintenant entre 50% et 80% du temps passé en entreprise. Alors que, toujours d’après l’étude, seuls 3% à 5% des employés produisent le tiers de la valeur ajoutée collaborative.

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Leon Riskin – Sheeps pyramid 1

On ne sait pas encore bien comment faire pour qu’une collaboration ou une équipe fonctionne bien. L’entreprise Google a beaucoup investi dans la recherche sur ce domaine: sociologues, psychologues, ingénieurs et statisticiens y ont étudié sur plusieurs années le fonctionnement des équipes au sein d’un projet nommé Aristotle. S’ils ont pu trouver des comportements et organisations spécifiques dans les équipes qui fonctionnent mieux que les autres, ils n’ont pu mettre en lumière de recette parfaite. Comme rapporté dans l’article du New York Times de Février[2] : « Chez Google, nous sommes forts pour modéliser les bons comportements, mais nous n’en avons trouvé aucun qui soit vraiment marqué ».

Alors quoi, n’y a-t-il pas de recettes simples pour tout de même éviter les écueils comme celui du Paradoxe d’Abilene? Il y en a, mais aucune n’est vraiment ‘magique’. Il y a deux approches assez courantes en entreprise, surveiller la constitution des groupes, et établir des règles de fonctionnement.

Pour la constitution des groupes, la diversité est de mise, pour éviter la pensée unique. Les entreprises qui s’engagent vraiment dans cette stratégie, au delà du greenwashing, ont certainement l’avantage de d’une plus grande richesse des connaissances et d’idées innovantes, néanmoins ce n’est pas forcément suffisant pour que les personnes soient prêts à exprimer leurs doutes face à des décisions importantes. La culture d’entreprise, la conduite du changement, le recrutement même diversifié, tout concoure à l’alignement, plus qu’à la divergence.

Pour les règles de fonctionnement, il y en a quelques-unes, assez simples, qui peuvent améliorer le fonctionnement d’équipe. Comme celle répandue au Japon qui consiste à faire parler les plus jeunes et les moins élevés dans la hiérarchie en premier dans les réunions – moins de risque que tous suivent la ‘voix du maître’. Ou encore avoir des séances de ‘vidage de poubelle’ (on comprend facilement l’idée) au début des réunions trimestrielles, comme me le rapportait récemment une Directrice IT qui le pratique dans sa société. Il y a encore des cultures d’entreprise qui se méfient des consensus trop rapides, trop ‘faciles’, et valorisent la confrontation, dans la mesure du raisonnable. Sauf que lorsque cela devient une règle de fonctionnement, l’effet pervers est que finalement un manager devra prendre une décision dictatoriale pour qu’on puisse avancer (je l’ai vécu).

Il y a encore les règles de fonctionnement de l’intelligence collective: ce n’est pas le bon QI d’un ou de plusieurs membres d’un groupe qui garanti ses bons résultats, le QI a même peu d’influence[3]. C’est l’intelligence relationnelle, la fluidité dans les activités, le leadership partagé, et aussi l’intelligence émotionnelle et la capacité à écouter, connaître l’autre et créer des liens. Ah, on tient la recette miracle ? Pas encore, car on ne sait pas très bien encore mettre en œuvre l’intelligence collective au delà de petits groupes et d’activités définies. Il y a bien les essais d’entreprise libérée, qui génèrent un engouement certain et la montée de méthodes propriétaires comme la Sociocracy ou l’Holacracy. Mais pour ce que j’en ai vu jusqu’à maintenant, la transformation passe par un stress important et beaucoup de bureaucratie, et le résultat est fragile. Un changement d’équipe de direction ou changement d’actionnaire peut engendrer un retour à l’entreprise hiérarchique traditionnelle, et exit l’intelligence collective.

Il y a une dernière approche que j’aimerai mentionner, une autre approche d’intelligence collective, probablement encore à plus long terme, et pas forcément facile non plus à mettre en œuvre. Il s’agit non pas d’améliorer le fonctionnement du groupe pour ‘libérer’ les hommes, mais de développer les facultés adaptatives des hommes eux-mêmes. Les sciences comportementales et cognitives s’intéressent particulièrement au fonctionnement du cortex préfrontal, siège de la forme la plus évoluée de notre intelligence. Dans le fonctionnement du préfrontal, je vois au moins deux aptitudes qui permettraient d’éviter le paradoxe d’Abilene : la capacité à rationaliser, et l’individualisation. En d’autres termes, être capable d’une part d’évaluer toutes les facettes d’une situation, pas seulement ce qui est visible ; d’autre part à former et émettre une opinion sans être limité par l’opinion du groupe ou la pression sociale.

Toutes ces idées peuvent se compléter. A chaque entreprise, à chaque groupe de trouver sa recette magique, le jeu en vaut la chandelle.

J’animerai en Avril pour les praticiens de l’Institut de Neurocognitivisme un atelier sur le thème du Paradoxe d’Abilene (voir la plateforme des praticiens ici). Cet atelier fait partie d’une série de Socio-Cafés, dont celui de Juillet sera ouvert à tous. Pour plus d’information, voir « Les 1001 visages de la procrastination, et moi, et moi, et moi » ici.

Image : Leon Riskin – Sheeps Pyramid 1

[1] Collaborative Overload, Harvard Business Review Janvier 2016

[2] What Google Learned From Its Quest to Build the Perfect Team , New York Times Magazine 25 Février 2016

[3] Cf recherches du MIT de Stanford sur l’intelligence collective, voir l’articleEvidence for a Collective Intelligence Factor in the Performance of Human Groups de Science du 29 Octobre 2010

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  1. March 17, 2016 3:02 pm

    Bonjour Cécile, merci pour cet article très intéressant, car il a l’avantage de parler franc, le mot “intelligence collective” étant souvent un mot buzz, sorte de pensée magique managériale.

    Vous posez la question du “comment faire” du collaboratif, et vous évoquez la piste de développer les facultés adaptatives des individus. C’est une piste que j’explore également. Toutefois, il me semble qu’il est possible de pousser un peu plus loin que vous le proposez: cette piste ne passe pas uniquement par la raison, le mental, l’intelligence cognitive, mais aussi par l’intelligence du coeur et des tripes, intelligences auxquelles nous ne sommes pas habitués (car drillés au fonctionnement rationnel). Ces ressources me paraissent infiniment supérieures aux ressources cognitives, car il ne s’agit guère d’être “mieux” ou “plus” “rationnel”. Quand à l’individualisation, je ne suis pas certain d’avoir compris votre propos. J’ai envie de lancer un “et si une piste à creuser était la désindividualisation (temporaire)”?

    Quelques réflexions…

    • March 17, 2016 7:59 pm

      Merci Philippe pour ce retour.

      Oui, je comprends votre reflexion. Si ce que vous appelez l’intelligence du coeur et des tripes est lié à l’intelligence émotionnelle, je la pense incluse dans l’intelligence relationnelle. C’est un des ingrédients les plus important de l’intelligence collective, mais qui n’est pas suffisant je pense. Il faut aussi pouvoir prendre du recul, surtout quand on se trouve dans un engrenage du type Paradoxe d’Abilène.
      Notre capacité à prendre du recul est essentiellement dans le préfrontal, qui est à la fois cognitif et comportemental – d’ailleurs dans les exercices d’éveil du préfrontal (gestion du stress, développement personnel, etc.), on utilise les deux. Ce n’est pas uniquement mental.
      L’individualisation, dans notre jargon, est la capacité à dépasser les pressions sociales et culturelles pour developper sa propre opinion, ses propres actions. Quelquepart, on dépasse les limites de l’ego; ça pourrait être ce que vous appelez la désindividualisation temporaire? Aîe, que ces questions de vocabulaire sont limitantes !

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